Sur la fin de l’Histoire…

… et de l’aliénation : le communisme comme acte et le communisme comme état s’excluent logiquement réciproquement, Jean-Yves Calvez, La pensée de Karl Marx.

“Je suppose naturellement des lecteurs qui veulent apprendre quelque chose de neuf et par conséquent aussi penser par eux-mêmes (…) Tout jugement inspiré par une critique vraiment scientifique est pour moi le bienvenu.” (Marx, Le Capital, livre I, préface)

Le marxiste se trouve ainsi placé dans une alternative et la pensée de Marx dans une contradiction. Ou bien le communisme est un événement dans l’histoire et alors il perd sa souveraine originalité ; nous ne pouvons pas affirmer que nous avons résolu l’énigme de toute histoire (…) Ou bien le communisme est la fin de l’histoire. Mais alors que devient le matérialisme historique ? Que devient la conception selon laquelle l’histoire est mouvement dialectique fondé dans les rapports essentiels qui constituent le réel ? (…) Une option en faveur du premier terme de l’alternative sauve le marxisme de l’utopie, mais ruine ses promesses les plus merveilleuses. Une option en faveur du second terme maintient intacte la grandeur des perspectives ouvertes par Marx, mais contredit le réalisme. De toute manière on ne peut maintenir à la fois les deux termes de l’alternative sans se trouver dans la contradiction où conduit la pensée de Marx sur la place du communisme dans l’histoire.” (Jean-Yves Calvez, La pensée de Karl Marx

Propositions marxistes :

1) Le communisme est la solution de l’énigme de l’histoire, et toute l’histoire antérieure culmine dans l’avènement du communisme qui lui donne son sens. Sous cet aspect le communisme est la fin de l’histoire.

2) Pourtant l’acte révolutionnaire qui instaure le communisme sera encore suivi d’un « développement historique ». Sous ce second aspect, le communisme est dans l’histoire.

Tous les problèmes rencontrés jusqu’ici en ce qui concerne le communisme convergent vers celui de la place du communisme dans la conception générale de l’histoire selon Marx.

La conception marxiste de la genèse et du développement de l’histoire, c’est-à-dire le matérialisme historique, semble en effet s’appliquer à une histoire indéfinie. Celle-ci est le recommencement de la lutte des classes sous des formes toujours nouvelles. Forces productives et rapports sociaux se contredisent sans cesse et provoquent des révolutions qui sont facteurs du développement. Cette explication de l’histoire, que nous avons déjà recueillie, est liée à une conception générale de tout le réel, selon laquelle tout ce qui existe est structuré suivant des rapports dialectiques élémentaires imbriqués les uns dans les autres.

Dans l’histoire ainsi conçue il y a certainement un progrès. Mais ce n’est pas un progrès linéaire, s’effectuant selon un déterminisme absolu ou une finalité inéluctable, sur le mode du progrès décrit par les historiens du XVIIIe siècle. Le progrès dans l’histoire, selon le matérialisme historique, s’effectue à travers des contradictions (les scorsi e ricorsi de Vico) : chaque contradiction nouvelle pousse l’homme plus avant dans la recherche d’une médiation de ses rapports d’opposition à la nature et à l’autre homme.

Mais autant ce mouvement constitutif de l’histoire est fermement tracé par Marx, autant dans les thèses du matérialisme historique proprement dit rien ne laisse présager un achèvement du mouvement de l’histoire, un aboutissement dernier et plénier de la médiation entreprise dans toutes les activités de l’homme depuis son plus humble travail jusqu’aux manifestations les plus grandioses de sa culture.

Le marxiste ne devrait pas davantage pouvoir chercher la médiation totale et définitive de l’histoire en dehors de l’histoire. Il s’est interdit de sortir de l’expérience dont il observe le mouvement immanent. A ses yeux, la dialectique intérieure à l’expérience, y compris l’expérience historique, doit se suffire à elle-même. Rien ne l’autorise donc à faire intervenir une médiation historique qui serait extérieure à l’histoire. Si l’histoire est suffisamment expliquée par un sens immanent, qui s’exprime dans le devenir nécessaire des rapports réels fondamentaux, elle n’a nullement besoin d’un sens superposé.

Il est vrai que nous avons déjà vu cette conception battue en brèche par certains caractères de la description marxiste de l’aliénation capitaliste. Celle-ci trouve sa condition de possibilité dans la dialectique générale du réel et de l’histoire, mais elle est également caractérisée par une certaine contingence.

La possibilité ne devient réalité que dans certaines conditions, comme l’accumulation primitive, qui ne sont pas entièrement réductibles à la dialectique fondamentale du réel. L’objectivation permanente qui préside au devenir historique et qui exprime la médiation, n’est pas encore l’aliénation. Pour qu’il y ait aliénation (historiquement) il faut que soit fixé ou absolutisé l’un des pôles opposés du réel historique : il faut qu’un certain état des rapports de production soit maintenu en dépit du mouvement des forces de production.

Bien plus, un tel événement qui n’est pas pleinement expliqué par la dialectique générale signifie pour certains hommes la perte totale d’eux-mêmes, la négation effective de la société telle qu’elle existe. Cette aliénation de caractère absolu comporte le germe de sa suppression : les prolétaires universels produits par le capitalisme oppresseur effectuent la révolution qui leur restitue l’essence humaine perdue.

Si ces caractères de l’aliénation et de la révolution faisaient déjà brèche dans le matérialisme historique, il nous faut maintenant constater une difficulté plus grave encore. En effet, la suppression de l’aliénation n’est pas un retour aux condition de l’histoire avant l’événement historique de l’aliénation capitaliste, elle est le dépassement de toute histoire antérieure. Celle-ci s’élève au-dessus d’elle-même et aboutit à une triomphale réalisation qui en change radicalement les caractères. Ce succès irrévocable de l’histoire, cette définitive médiation des rapports de l’homme à la nature et à la société peuvent-ils être mis en harmonie avec les données générales du matérialisme historique ?

I) Le sens de l’histoire dévoilé dans le communisme.

Le communisme véritable, nous dit Marx, est « l’énigme de l’histoire résolue et il sait qu’il est cette solution » (Manuscrits de 1844). Mais c’est en deux sens divers que l’histoire était une énigme. Elle l’était tout d’abord en tant que devenir partiellement compris des relations fondamentales du réel : ce devenir ne pouvait être saisi dans sa totalité parce que la médiation n’était pas achevée.

D’autre part, l’histoire dans la phase de l’aliénation était devenue un non-sens pour les hommes : ceux-ci cherchaient alors à en découvrir la signification dans des conceptions erronées, elles-mêmes reflet de l’aliénation ; aucune des conceptions idéalistes variées ne saisissait le mouvement réel de l’histoire au niveau des infrastructures et dans les relations de celles-ci avec les superstructures. C’est sans le savoir que la bourgeoisie engendrait ses fossoyeurs.

Avec la révolution, les prolétaires vont supprimer les bourgeois, source de leur aliénation, ils résoudront ainsi l’énigme de l’histoire dans le second sens : ils découvriront l’origine cachée de leur aliénation et la supprimeront en sachant qu’ils la suppriment, en sachant ce qu’ils font. Ils posséderont donc du même coup la clé de l’énigme de toute l’histoire de l’aliénation jusque là incompréhensible. Mais en même temps les prolétaires découvrent le sens de l’histoire dans sa signification la plus générale : ils accèdent à une vue totalisatrice de tout le développement dont la vision antérieure ne nous laissait entrevoir que le mouvement dialectique ou le dynamisme moteur sans que nous puissions en saisir le développement complet.

Mais on ne doit pas confondre les deux énigmes dont le communisme fournirait ainsi la clé. Que, supprimant leur aliénation propre (celle qui était engendrée par le fait historique de l’exploitation capitaliste), les prolétaires puissent prendre la mesure exacte de la portion d’histoire qui les concerne, c’est-à-dire de leur aliénation et de la suppression de celle-ci, c’est ce qui ne fait pas de difficulté, c’est du moins ce qui n’en ferait pas si l’on avait d’abord effectivement expliqué la genèse de l’aliénation économique de manière purement économique, ce que Marx n’a finalement pu faire de manière entièrement conséquente.

Mais que le prolétariat, réalisant la révolution communiste, résolve l’énigme de toute l’histoire, voici quelque chose qui de toute manière va plus loin que la simple suppression de son aliénation propre ne le laissait prévoir. Or, c’est ce que Marx nous fait entrevoir ici. Il ne peut nous l’expliquer que par la situation exceptionnelle du prolétaire universel, agent de la révolution communiste.

Dans l’action révolutionnaire du prolétariat et dans l’instauration du communisme, toute l’histoire prend son sens. Plus exactement, toute l’histoire culmine dans le geste du prolétaire qui se libère lui- même, elle est tout entière la genèse du communisme : « Le mouvement de l’histoire tout entier est son véritable acte de genèse (Zeugungsakt) (du communisme) – l’acte de naissance (l’acte de naître) de son existence empirique – et en même temps pour sa conscience pensante il est le mouvement compris et su de son devenir (celui du communisme). »

L’histoire tout entière n’a eu pour sens que l’unique genèse de l’homme communiste. En dehors de lui, elle n’a pas de sens. Aussi le prolétariat communiste n’a pas à chercher dans le passé des preuves ou des arguments historiques particuliers justifiant son action révolution contre la propriété privée, comme le faisait encore les anciens communistes ou les pseudo-communistes, Cabet ou Villegardelle. C’est toute l’histoire qui est la preuve du communisme véritable. Ou plutôt c’est lui qui prouve, vérifie et justifie toute l’histoire.

Avec cette thèse, nous assistons à une révision par Marx de l’explication de la genèse de l’histoire. A quoi bon parler encore en détail de tout le devenir et de tout ce qui le sous-tend, à quoi bon expliquer les rapports de l’homme à la nature et à l’homme et la médiation indéfinie du travail qui transforme la nature et produit la société, si le geste du prolétaire, seul vrai médiateur, ne se réfère à aucun passé particulier, ne doit tirer argument d’aucun événement particulier de l’histoire, mais est au contraire le premier à pouvoir donner un sens à toute l’histoire. Dans son propre présent, le prolétaire est toute l’histoire, dans un instant particulier il accomplit l’acte décisif de l’histoire.

II) Histoire ou fin de l’histoire.

Ainsi, c’est à un véritable renversement de la conception marxiste de l’histoire que nous assistons dès qu’il s’agit du communisme. La plénitude historique qui caractérise son avènement fait dire à Marx que toute histoire jusque là n’était que « préhistoire » : c’est une histoire non comprise, une histoire dans laquelle l’homme ne s’était pas encore pleinement révélé.

Il est vrai qu’il y a encore une ambiguïté dans cette assertion. Elle peut signifier que jusqu’au communisme la médiation historique du travail et de la culture n’était pas achevée et qu’on ne pouvait pas en prévoir l’achèvement.

Ou bien, on peut comprendre que l’étape historique de l’aliénation capitaliste avec la condition inhumaine correspondante avait un caractère « préhistorique » : l’homme ne pouvait y parvenir à la manifestation de lui-même, mais il aurait pu y parvenir dans toute condition historique antérieure à l’aliénation, de même qu’il y parvient dans un état postérieur à l’aliénation.

Marx néglige encore une fois la distinction que semble imposer son œuvre entre la dialectique générale de l’histoire et la dialectique particulière de l’aliénation capitaliste. Aussi affirme-t-il en réalité que l’histoire qui commence avec le communisme est la véritable histoire, tant par opposition à l’histoire aliénée en particulier que par opposition à toute histoire antérieure en général.

Quoiqu’il en soit de cette ambiguïté qui pèse sur la notion marxiste de préhistoire, il reste à expliquer comment le communisme est à la fois l’aboutissement de toute l’histoire antérieure et sa culmination, donc sa fin, et le commencement d’une véritable histoire. En quel sens y a-t-il encore une histoire après le dévoilement complet du sens de l’histoire, après la solution consciente et définitive de l’énigme de l’histoire ?

C’est la question que posait la lecture du fameux texte de Marx : « Le communisme est la figure nécessaire et le principe dynamique du proche avenir, mais le communisme n’est pas comme tel le but de l’évolution humaine – la figure de la société humaine. » (Manuscrits de 1844) Dans les lignes qui précédaient, Marx avait opposé l’avènement du communisme, comme acte de négation de la négation ou comme position, et un « développement historique » ultérieur. Il ne fait aucun doute dans ce contexte que le marxisme n’entende par là qu’il y a encore « développement » dans un au-delà historique de la suppression de l’aliénation.

N’eût-il pas été plus logique de dire que l’histoire prenait fin ? La finitude, qui caractérisait l’histoire comme devenir dialectique, se supprimait dans un acte d’une plénitude infinie, l’instauration du communisme. La dialectique, moteur de l’histoire, est en effet le signe de la finitude dans le réel en même temps qu’elle est le sens immanent à cette finitude. La dialectique engendre une finitude indéfinie. Dans l’acte révolutionnaire qui fonde le communisme, l’histoire cesse d’être indéfinie, et sa finitude s’estompe. Elle s’achève donc, puisqu’elle cesse d’exister suivant les modalités que lui reconnaissait le matérialisme historique.

Une histoire pleinement comprise dans la totalité de son développement est la négation du développement lui-même : ceci est logique au point de vue intellectuel. Au point de vue du réel, il faut ajouter qu’une histoire qui s’est pleinement re-saisie dans un acte unique, celui de la genèse de l’homme (et de l’histoire elle-même), n’est plus susceptible de donner naissance à un nouveau devenir, à une nouvelle dialectique. A moins que l’on n’entende compréhension de l’histoire comme compréhension d’un mécanisme déterministe, causaliste ou finaliste, à moins que l’on entende devenir historique comme série linéaire, comme une ligne dont chaque élément révèle la plénitude de sens ; mais nous savons que la pensée dialectique de Marx n’a jamais accepté de telles représentations, elle les rejetait même explicitement, dans une critique de la conception idéaliste de l’histoire et de la conception matérialiste déterministe de Feuerbarch et du XVIIIe siècle (voir Thèses sur Feuerbach et Idéologie Allemande). La conclusion logique de la thèse de Marx eût été d’annoncer la fin de l’histoire dans sa totalisation.

Marx fut en fait plus réaliste que ne le comportait sa thèse sur le communisme, et surtout il lui fallait intégrer la mort, cette mort qui fait obstacle et qui reste incomprise. Il fallait laisser à l’espèce le temps de se dévoiler au delà de la mort des individus. Il fallait peut-être même rendre ses droits à la médiation dialectique progressive qui, dès avant l’aliénation, constituait l’histoire.

Mais c’était ravaler le marxisme sous la forme communiste en deçà des perspectives ouvertes par la révolution prolétarienne universelle. Le communisme ne serait pas le véritable achèvement de l’histoire, mais seulement un nouvel avatar de celle-ci. Pourquoi de nouvelles aliénations ne surgiraient-elles pas dans le devenir futur, puisque dans le devenir passé, sans que l’on ait d’ailleurs pu l’expliquer pleinement, des aliénations ont déjà pu surgir ? Le marxisme ainsi conçu est plus proche de la vraisemblance. On peut en effet concevoir aisément une suppression de l’aliénation capitaliste, si cette suppression n’entraîne pas aussi celle des conditions de toute l’histoire.

Sans doute faut-il remarquer qu’alors la révolution n’est pas la fin de tout devenir dialectique de l’histoire humaine et ne rend pas impossible à jamais la renaissance d’aliénations dont la possibilité est malheureusement conservée. Mais du moins une telle conception du marxisme, comme volonté d’organisation rationnelle et démocratique des rapports économiques de l’homme, peut-elle se soutenir sans contradiction. C’est peut-être la voie dans laquelle orienterait la dernière remarque de Marx sur le communisme, susceptible d’ « un développement historique ultérieur ». Mais cette interprétation implique la renonciation aux perspectives radicalement nouvelles que Marx semblait ouvrir à l’homme dans l’avènement du communisme.

Le marxiste se trouve ainsi placé dans une alternative et la pensée de Marx dans une contradiction. Ou bien le communisme est un événement dans l’histoire et alors il perd sa souveraine originalité ; nous ne pouvons pas affirmer que nous avons résolu l’énigme de toute histoire ou compris l’histoire dans tout son développement, il faut même avouer que tout ce développement ne se concentre pas et ne culmine pas dans un acte révolutionnaire privilégié.

Dans cette hypothèse force est bien de constater que Marx, avouant qu’il y a encore une histoire au delà du communisme (comme acte révolutionnaire), est réaliste sans doute, mais non pas logique. Ou bien le communisme est la fin de l’histoire. Mais alors que devient le matérialisme historique ? Que devient la conception selon laquelle l’histoire est mouvement dialectique fondé dans les rapports essentiels qui constituent le réel ? Quel est le rapport entre la totalisation de l’histoire qui nous est offerte et le caractère contingent, en partie inexpliqué et inexplicable, de l’apparition de l’aliénation capitaliste ?

Une option en faveur du premier terme de l’alternative sauve le marxisme de l’utopie, mais ruine ses promesses les plus merveilleuses. Une option en faveur du second terme maintient intacte la grandeur des perspectives ouvertes par Marx, mais contredit le réalisme. De toute manière on ne peut maintenir à la fois les deux termes de l’alternative sans se trouver dans la contradiction où conduit la pensée de Marx sur la place du communisme dans l’histoire.

Gaston Fessard relevait déjà cette contradiction essentielle en des termes voisins : « Si le communisme est en tant que tel un moment réel de l’histoire, un acte négateur des aliénations humaines, il ne peut se poursuivre dans l’histoire qu’à une condition : que le communisme état final reste un idéal, un au-delà inaccessible. Mais n’est-ce pas là, aux yeux de Marx, la caractéristique de la principale des aliénations humaines, celle qu’il faut critiquer avant tout : l’aliénation idéaliste ? Mais, d’autre part, si le communisme doit devenir en tant que socialisme ou humanisme, un but final, un état positif, il ne peut « commencer » à être réel dans l’histoire en cours qu’à une condition : que soient dépassées et supprimées les négations, médiatrices de son devenir, l’athéisme pour son côté théorique, le communisme comme tel pour son côté pratique.

Mais n’est-ce pas du même coup poser l’irréalité du communisme et de l’athéisme comme moments réels, en d’autres termes avouer que tous deux ne contribuent pas à la réalisation de l’humanisme positif, mais au contraire l’empêchent ? Moyens et fin ne peuvent être réels au même titre. Si le moyen est réel actuellement, la fin ne peut être qu’idéale, purement idéale, si tout le mouvement de l’histoire en est le moyen. Si, au contraire, la fin doit être réelle actuellement, elle ne peut l’être que dans la mesure où le moyen lui-même est devenu irréel. Le mystère de l’histoire n’est donc résolu que dans la mesure où le communisme, moment réel de l’histoire, est supprimé. Si, au contraire, le communisme s’identifie au mouvement de l’histoire universelle, le mystère de l’histoire n’en peut être que perpétué sans fin. » (G.Fessard, Le dialogue catholique-communiste est-il possible ? Grasset, Paris, 1937)

Le communisme comme acte et le communisme comme état s’excluent réciproquement. Le communisme, comme acte de supprimer l’aliénation, se trouve situé dans l’histoire selon l’explication du matérialisme historique : il est un acte révolutionnaire fondé dans la contradiction entre forces de production et rapports de production, elle-même explicable par les rapports dialectiques essentiels que l’homme entretient avec la nature et avec les autres hommes. Le communisme comme acte est dans les conditions générales de l’histoire définie par Marx – avec une réserve d’ailleurs concernant la discontinuité entre l’explication générale du réel et l’explication de l’aliénation historique nommée capitalisme.

Au contraire, le communisme comme société communiste réalisée, suppose que toute l’histoire antérieure soit considérée comme préhistoire, donc comme n’ayant pas de sens humain, ne pouvant pas être comprise : ce communisme est une telle réussite qu’il n’a de rapport avec aucun passé et que bien plutôt c’est avec lui seul que commence l’histoire.

Le communisme comme état échappe aux conditions générales de l’histoire définies par Marx. Ainsi l’acte qui fait arriver cet état n’a pas de sens en dehors de cet état. Mais inversement cet état n’est qu’un idéal et n’a pas de sens, en dehors de l’acte historique qui le produit. Dire que la société communiste comme nouvelle histoire et comme histoire seule vraie est réalisable, c’est donc dire qu’il n’y a pas de moyen historique de la réaliser. Seul en effet un acte « préhistorique » donc non humain, donc dénué d’un sens véritable, peut y faire accéder, ce qui est une absurdité. La société communiste résulterait d’un hasard.

Dire inversement que l’histoire a déjà un sens avant la société communiste et que l’on peut dès lors poser de manière sensée et raisonnable, c’est-à-dire suivant une explication rationnelle de l’histoire, l’acte révolutionnaire communiste, c’est dire que cette histoire n’est pas une préhistoire et qu’il n’est pas d’histoire superposée à elle qui seule lui donnerait son sens.

Ainsi, le communisme, s’il comporte encore une histoire, doit demeurer dans les conditions de l’histoire antérieure et n’être pas l’achèvement de toute médiation, ni la suppression de toute possibilité d’aliénation. S’il est au contraire l’achèvement de l’histoire, si celle-ci est tout entière l’acte de genèse de cet unique événement, c’est qu’auparavant il n’y avait pas d’histoire et que les conditions de l’existence historique, celles de l’aliénation et de la suppression de l’aliénation telles qu’elles sont décrites par le matérialisme historique, sont irréelles, bien plus que l’histoire ne pouvait être en aucune manière intelligible.

Pour l’homme qui est dans l’histoire, même comprise au sens du matérialisme historique, le communisme ne peut être qu’un idéal irréalisable. Il n’est réalisable que pour l’homme qui est en dehors des conditions de cette histoire, soit en dehors des conditions exprimées par le matérialisme historique, soit plus généralement en dehors de toute condition historique. Pour que le communisme soit, il faut que l’homme ne soit pas seulement historique, il faut qu’il ne soit pas enfermé dans la dialectique de la finitude et de son action contingente.

Une telle affirmation peut avoir un sens. Mais elle ne peut en avoir pour Marx qui a justement d’abord enfermé dans l’expérience et dans la finitude propre au devenir dialectique. En décrivant la société communiste sous les traits d’une fin de toute histoire antérieure, Marx se condamne à affirmer une gratuité de l’avènement de ce communisme, qui est en contradiction avec les conditions de l’histoire reconnues par lui. Lorsqu’il maintient au contraire le caractère historique de la révolution communiste et de son développement, il se condamne à accepter que l’histoire continue dans les conditions antérieures.

Lorsque Marx décrit toute histoire antérieure comme une préhistoire et la société communiste comme la fin de l’histoire, il nous promet beaucoup trop au regard des conditions de l’histoire auxquelles nous ne pouvons pas échapper. Lorsqu’il nous décrit le communisme comme la continuation d’une histoire, il nous déçoit dans sa promesse et nous donne trop peu au regard de l’aboutissement merveilleux qui devait amener la suppression de toutes les aliénations et l’achèvement de toutes les médiations.

Marx n’échappe peut-être à la contradiction inhérente à sa pensée sur le communisme et l’histoire qu’en optant pour la continuation de l’histoire dans le communisme, c’est-à-dire pour l’un des termes de l’alternative contradictoire. Vue réalise si l’on veut. Mais ce réalisme ne se soutient pas jusqu’au bout. Car, dans ces conditions, on a beau nous présenter l’histoire au stade du communisme comme une histoire entièrement renouvelée, le seul fait qu’il s’agisse d’histoire au sens où le matérialisme historique comprend ce mot oblige à penser que Marx laisse la porte ouverte à de nouvelles aliénations et que n’est nullement résolue, comme il le pensait, l’ « énigme de l’histoire ».

Si résoudre l’ « énigme de l’histoire » c’est déclarer que toute histoire antérieure n’est qu’une préhistoire obscure, c’est aussi bien rendre une telle solution irréalisable dans les conditions de l’histoire antérieure, les seules, malheureusement ou heureusement qui soient les nôtres !

Jean-Yves Calvez, La Pensée de Karl Marx, Paris, 1956, Éditions du Seuil, p.526-535.

26/10/2020